Parmi les experts du groupe de travail en charge du déconfinement, aucun représentant ou presque du secteur psycho-médico-social… Face à cette absence de concertation, le Guide Social a invité une série d’acteurs de terrain à livrer leurs priorités et leurs recommandations pour l’après-crise, pour le déconfinement. Aujourd’hui, c’est au tour de la Ligue Bruxelloise pour la Santé Mentale. Elle se penche sur une thématique fondamentale en cette période : la santé mentale des personnes âgées.
Santé mentale et politiques pour personnes âgées sont deux dimensions souvent mises en bas de l’échelle des priorités publiques. Le drame vécu dans les maisons de repos ces dernières semaines en est une terrible illustration et doit nous inciter à repenser certains choix de société afin de redonner une vraie place à un certain nombre de personnes qui appartiennent pourtant à notre communauté.
Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut d’abord rappeler que les soins de santé en Belgique subissent depuis plusieurs décennies des coupes budgétaires qui mettent à mal tous les services de santé et ce, à quelque niveau que ce soit. À côté des grandes structures hospitalières, de nombreuses structures font face depuis un mois aux conséquences de la pandémie, sans disposer des mêmes relais dans les groupes stratégiques chargés de préparer les décisions. En queue de peloton, on retrouve notamment le secteur de la santé mentale ainsi que les institutions pour personnes âgées, qui travaillent malheureusement dans l’ombre et souffrent du manque de moyens déployés.
La santé mentale, trop souvent mise à part des autres champs du soin, est souvent considérée comme une médecine non essentielle. Comme si l’esprit était dissocié du corps. Le secteur lié à la personne âgée n’est pas plus à envier, et nombreux sont les « vieux » qui sentent le fait de ne pas représenter un avenir, mais un passé dans lequel il n’est plus nécessaire d’investir.
La réforme 107 a laissé de côté les plus de 65 ans
Cela s’est confirmé dans les choix politiques de ces dernières années, notamment en ce qui concerne la santé mentale des personnes âgées. Ainsi, la réforme fédérale de la santé mentale (dite réforme 107) menée depuis 10 ans a laissé de côté les plus de 65 ans. Ce n’est qu’en 2019 qu’un groupe de travail a été mis en place pour organiser cette réforme spécifique, arrivant largement après les réformes pour adultes et enfants, et quand la plupart des budgets ont déjà été attribués et/ou consommés par les mesures précédentes. Dès lors, mettre sur pied un réel dispositif de prise en charge psychique semble devenu illusoire et quelque peu utopique. Or, travailler avec des personnes qui souffrent de diminution de leur mobilité, de multiples formes de troubles ou de maladies affectant leur psychisme, cela nécessite du temps pour construire le lien, développer des outils adaptés et contribuer ainsi à la désinstitutionnalisation prônée par la réforme 107.
Il en va de même pour le remboursement des consultations psychologiques décidé il y a bientôt 2 ans. Le gouvernement fédéral a réservé ce remboursement aux 18-65 ans. Interpellée sur cette restriction, la Ministre de la Santé avait alors argué des aspects purement économiques, les moyens manquants selon elle pour couvrir l’ensemble de la population. On sait pourtant que l’âge avançant, les personnes sont de plus en plus confrontées aux pertes, aux deuils, au risque d’isolement, à la diminution d’autonomie et à des besoins de soins se faisant de plus en plus importants. Elles font face à des surcoûts qui peuvent entraîner ou accentuer leur précarité, à relier également à la faiblesse des montants de nombreuses pensions qui ne permettent pas une éventuelle prise en charge en maison de repos.
Les difficultés structurelles des maisons de repos
Le secteur des maisons de repos rencontre également de réelles difficultés structurelles, mises crûment en lumière par la pandémie et liées à plusieurs éléments :
la surcharge de travail n’a cessé d’augmenter tant au niveau des soins à proprement parlé qu’au niveau administratif.
La complexité des normes organisationnelles et fonctionnelles déshumanise progressivement les soins. Les normes organisationnelles édictées par les différents niveaux de pouvoir ont poussé les soignants à concevoir les soins comme des actes tarifés qu’il faut enchaîner à un rythme effréné. Les temps de prise en charge réelle du patient se raccourcissent. A également été élargi le champ des actes confiés aux aides-soignant(e)s, sans allonger leur cursus, ce qui engendre et engendrera une diminution indéniable de la qualité des soins. D’une part, les patients se sentent dépossédés, malmenés et d’autre part, les soignants souffrent du peu de reconnaissance des patients, des familles et des autorités. Embarqués dans un cercle vicieux, les soignants ont tendance à s’épuiser, tombent en burn-out ou quittent tout simplement le secteur des soins de santé, découragés.
Au niveau des normes fonctionnelles, rares sont les infirmier‧ères qui s’investissent dans le secteur des maisons de repos et de soins, leur métier étant souvent mieux valorisé dans le secteur hospitalier, d’où un manque criant de personnel ;
Les situations médicales se complexifient. Le manque de moyens financiers du secteur de la santé a poussé les politiques à développer des structures favorisant la prise charge la plus longue possible à domicile. Avec comme effet pervers que les personnes âgées entrent en maison de repos plus tardivement et avec des tableaux cliniques plus lourds. Les patients ont de plus en plus de mal à réellement s’intégrer à leur nouveau milieu de vie, ce qui provoque un mal-être, voire des états dépressifs qui se concluent par un rapide phénomène dit de « glissement ». Ces situations lourdes augmentent la charge de travail pour les soignants et impliquent aussi une diminution des durées de séjours. Les soignants doivent faire davantage face à la mort, à l’échec. L’investissement humain est plus compliqué et renforce encore davantage la déshumanisation au sein des soins.
Le choix de favoriser de grands complexes, selon des logiques économiques qu’on retrouve aussi dans d’autres secteurs, peut entrainer une perte de liens que ce soit entre les résidents eux-mêmes ou encore avec un personnel qui se doit d’être avant tout polyvalent.
Au-delà de la sidération, comment expliquer la situation qui prévaut aujourd’hui dans les maisons de repos ?
La crise du Covid-19 met en évidence qu’aujourd’hui, être vieux n’est vraiment pas enviable. Les premières données épidémiologiques montraient que les personnes âgées étaient parmi les plus vulnérables au niveau virus. Dès le mois de janvier les autorités disposaient d’une série d’informations en la matière.
Au-delà de la sidération, comment expliquer la situation qui prévaut aujourd’hui dans les maisons de repos ? Comment ont-elles pu rester, des semaines durant, hors des attentions prioritaires (au point que des données en matière de décès dans certaines de ces structures n’arrivaient que de façon épisodique, rendant d’ailleurs plus complexe la lecture de l’évolution de l’épidémie dans notre pays) ? Comment justifier le dénuement matériel et la faiblesse des premières directives pour ces structures et leur personnel ?
Et comment croire que laisser toutes ces personnes âgées isolées pendant des semaines dans leur chambre, sans stimulation continue ni contact de proches, n’aurait pas d’impact ? Le confinement était décidé notamment pour protéger les « vieux », et voilà que bon nombre d’entre eux semblent avoir été « oubliés » avant que les drames sanitaires ne les remettent à la une.
Les décisions du gouvernement fédéral de ce 15 avril, concernant la reprise de visites en maisons de repos, les critiques qui s’en ont suivi, les décisions contraires prises ensuite dans de nombreuses localités puis par les Régions, et le rétropédalage pour introduire du dialogue, montrent une fois de plus la complexité du dossier et l’absence récurrente de concertation et de reconnaissance des acteurs de terrain.
Partant d’une bonne intention (sortir de leur isolement les résidents des maisons de repos), de telles décisions impliquent de nombreux aspects concrets qui doivent être pris en considération pour éviter des effets contreproductifs : ainsi, dans le contexte de manque de matériel de protection dont les maigres stocks sont gérés à flux tendus, comment traiter les risques supplémentaires de contamination (de l’extérieur vers l’intérieur et vice versa) dus à ces visites ? Comment protéger les résidents, les soignants, les proches ? Qui pour gérer les entrées et sorties ? Qui pour former des visiteurs au maniement correct des blouses, gants, masques et aux gestes à éviter ? Comment gérer les aspects humains de ces visites, notamment le fait de pouvoir justifier que telle personne y a droit et telle autre pas ? Sans oublier qu’il a fallu gérer le faux espoir que l’annonce fédérale a suscitée et qui, dans un certain nombre de structures, était douché par des décisions contraires, ce qui a pu générer des tensions supplémentaires en interne et avec les familles.
On voit ainsi comment une décision unilatérale non-concertée peut mettre en opposition patients, familles et soignants là où il est plus que nécessaire de favoriser les alliances. L’absence de concertation témoigne également d’une difficulté récurrente à considérer les personnes âgées et les structures qui leur offrent aide et soin, comme des sujets à part entière, capables de participer à des processus co-construits, quitte à prendre un peu de temps pour créer des réponses adaptées à la situation.
Il est urgent de réfléchir et penser à un confinement plus respectueux et plus décent
La responsabilité de la situation actuelle n’est pas que politique. Elle nous incombe à tous car la plupart d’entre nous ont implicitement validé le principe qu’un individu âgé peut valoir moins qu’un individu jeune. Nous avons évolué dans une société clivée où il est devenu courant d’opacifier, de cacher ce qui a un lien avec la vieillesse ou la mort, sans prendre en considération le ressenti des personnes âgées elles-mêmes. Progressivement rendues invisibles, elles sont en plus inaudibles.
Aujourd’hui, plus de 6.000 personnes ont perdu la vie et la majorité d’entre elles avaient plus de 65 ans. La situation au sein des maisons de repos est devenue incontrôlable et par le peu de moyens qui y sont alloués, irréversible. Il est urgent de réfléchir et penser à un confinement plus respectueux et plus décent, impactant le moins possible l’état psychique des aînés et permettant à toutes les personnes impliquées de se projeter au-delà du lendemain. Il faut également travailler les impacts sur les proches qui ont dû faire face à des deuils rendus encore plus douloureux par les conditions ayant entouré le décès (entre ce qui a causé celui-ci et les procédures restrictives entourant les corps des défunts). Comment vivre avec la tristesse, la colère, la culpabilité aussi que peuvent ressentir un bon nombre de familles ?
Ces souffrances s’ajoutent aux tensions liées au confinement et renvoient également à notre santé mentale collective : comment en effet allons-nous, en tant que société, intégrer cet épisode dans notre compréhension du passé, du présent et de l’avenir ? Cette crise doit être un signal pour nous tous en ce qui concerne notre futur. On ne parle pas ici d’attentats, ni d’accidents, mais d’un devenir inéluctable : demain ce sera nous les « vieux ». Nous devons tirer les conclusions des situations que nous vivons actuellement pour induire un changement profond de notre société, redéfinir des valeurs qui permettent à toutes les personnes, quel que soit leur âge, quelle que soit leur situation socio-économique, physique ou psychique, de se réapproprier et de se voir reconnaître, dès aujourd’hui, un statut, une place à part entière dans la société. Et offrir ainsi un avenir aux générations présentes et futures.
Sylvie Veyt,
Coordinatrice Personnes âgées et Santé mentale pour la Ligue Bruxelloise pour la Santé Mentale
Yahyâ Hachem Samii,
Directeur de la Ligue Bruxelloise pour la Santé Mentale
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