Les syndicats en Belgique 1/3 1850-1939
Naissance des syndicats modernes
Introduction
Ceux qui ont suivi l’actualité ont pu voir un patron de choc, ne cachant pas son mépris pour les syndicats, le patron de Ryanair O’Leary, menacer de quitter l’aéroport de Charleroi s’il n’obtenait pas des garanties contre les actions de grève. De nombreux commentateurs bien au fait de la concurrence que se livrent les compagnies low cost ne cachaient pas que c’était du bluff, tant cela aurait avantagé les concurrents de Ryanair. Et pourtant, malgré cela, les organisations syndicales socialistes et chrétiennes se sont engagées à garantir qu’en cas de grève « sauvage », des fonctionnaires du MET assureraient le service minimum, le temps que les compagnies prennent leurs dispositions pour réorganiser leur trafic vers d’autres aéroports.
Rudy Demotte, le ministre président de la Région wallonne a bien entendu approuvé cette solution et aimerait qu’un accord de ce genre (service minimum) soit étendu à toute la région, pour faire de la Wallonie « une terre d’accueil pour les investisseurs. »
Les organisations syndicales peuvent très bien accepter de signer, et faire appliquer sur le terrain, ce genre d’engagement, si elles obtiennent en échange des garanties ou des avantages pour leurs propres appareils. Mais elles peuvent tout aussi bien après-demain s’appuyer sur les travailleurs en leur tenant un discours radical en apparence, si ces mêmes avantages d’appareil étaient remis en cause.
Pour les travailleurs et les militants, le problème évidemment est de savoir comment parvenir à ne plus dépendre de pareilles directions.
Est-il encore possible qu’il y ait de grands mouvements de luttes non contrôlés par les syndicats ? Est-il possible de se défendre, malgré la « mondialisation », la concurrence des pays à bas salaires ? Ne va-t-on pas risquer, en menant des luttes, de provoquer des délocalisations qui sont de toute façon décidées par des multinationales dont les centres de décision seraient « hors d’atteinte » ?
C’est en tout cas par ces arguments que les responsables syndicaux justifient leur propre passivité. Mais est-il vrai qu’avant il était plus facile de se défendre, qu’il y avait moins de concurrence ou qu’au temps de nos grands-parents, il y avait « de vrais syndicats » ? Ou encore, ont-ils raison, ceux qui à l’extrême gauche, pensent que sans les syndicats, il n’y aurait plus d’obstacle aux révolutionnaires parmi les travailleurs et qu’en attendant, il faut se tenir en dehors des syndicats ?
Pour s’éclaircir les idées sur toutes ces questions, il est intéressant de se pencher un peu sur l’histoire de la naissance de ces organisations de défense des salariés face aux patrons et de voir comment elles ont évolué.
1800-1914 : La naissance des syndicats
Les organisations corporatistes et le prolétariat moderne
Avant la révolution industrielle, il existait déjà en Belgique des organisations de défense des salaires. C’étaient des corporations d’artisans, héritées du Moyen-Âge. Cependant, ces corporations ne regroupaient qu’une petite minorité de travailleurs très qualifiés, et encore uniquement par métier.
La méthode par laquelle ces corporations s’efforçaient d’éviter que la concurrence n’engendre une baisse des salaires était d’imposer leur monopole sur une spécialité très pointue. Pour la construction d’un meuble de luxe par exemple, devaient intervenir successivement les artisans de la corporation des menuisiers, pour faire le coffre, puis ceux de la corporation de plaquage en bois précieux, puis ceux qui posaient le marbre, puis ceux qui fixaient les appliques en bronze, puis les doreurs de bronze…
Pas question d’accepter un emploi ou une commande chez un patron qui n’avait pas respecté les prérogatives de chaque corporation, ou pire, qui aurait embauché un « non-affranchi », non-membre d’une corporation.
Pour faire respecter cette règle, les compagnons affranchis étaient prêts à refuser leur travail durant des années, voire à mettre le feu à l’atelier du maître récalcitrant, ou même à massacrer les non- affranchis.
Car ces organisations défendaient leurs membres autant contre les patrons que contre les autres travailleurs, en particulier contre l’écrasante majorité des non qualifiés.
Les petits patrons, mais aussi les capitalistes qui, de plus en plus, voulaient investir dans la production (et plus seulement dans le commerce) étaient évidemment exaspérés par ces corporations. Ils demandaient aux pouvoirs publics des lois pour les empêcher d’imposer ‘leur monopole’.
En 1770, le gouvernement de Joseph II prit déjà des mesures anti-corporatistes, qui rendaient donc plus difficile pour les travailleurs de s’organiser. Mais c’est la Révolution de 1789 qui leur porta les coups les plus durs. La Révolution « des droits de l’homme et du citoyen » était la révolution de la liberté pour la bourgeoisie, de faire ses affaires et de s’enrichir sans entraves.
A partir de 1795, sous l’occupation des armées françaises puis sous l’administration napoléonienne, le droit de grève, le droit de coalition fut interdit aux travailleurs (loi Le Chapelier, promulguée en France le 14 juin 1791, est une loi interdisant les groupements professionnels, en particulier les corporations des métiers, mais aussi les organisations ouvrières, les rassemblements paysans et ouvriers ainsi que le compagnonnage). En théorie, l’interdiction de coalition était aussi valable pour les patrons, mais jamais aucun d’eux ne fut ni poursuivi ni condamné, bien que les coalitions patronales existassent bel et bien. Par contre, de 1830 à 1860, 1600 ouvriers seront poursuivis sur cette base, et souvent emprisonnés.
Comme cela ne suffisait pas à mater les corporations, qui résistaient clandestinement, un livret ouvrier fut institué, livret personnel à chaque travailleur, que son patron devait signer pour l’autoriser à chercher du travail ailleurs, ce qui était évidemment un moyen de pression.
Mais plus que par les lois, c’est surtout par la révolution des techniques et de la production que les capitalistes vont briser la résistance des corporations.
Pour baisser les coûts de leurs marchandises, ils rationalisèrent et réorganisèrent le travail au sein de grandes fabriques, où les activités complexes du travail artisanal furent décomposées en une série de gestes simples… qu’un enfant pouvait accomplir.
Quelques décennies plus tard, à partir de 1820, ces capitalistes, devenus des industriels, commencèrent à investir dans l’achat de machines, pour augmenter la productivité du travail.
Cela leur permit d’embaucher massivement les travailleurs non organisés, issus des petites entreprises et surtout venus des campagnes. « Il y a une différence notable, disait un patron de fabrique en 1843, entre les ouvriers des campagnes et ceux des villes : je préfère infiniment les premiers, dont les mœurs sont plus simples et plus douces, et que l’on conduit à volonté ».
Les investisseurs internationaux, à l’affût de nouveaux marchés, investirent massivement en Wallonie, pour profiter d’une source d’énergie bon marché (le charbon)… et du bas coût de la main d’œuvre.
À partir de 1840, en deux décennies à peine, les campagnes sont vidées de leurs populations, aspirées par les banlieues industrielles. Une majorité de ces familles laborieuses sont brisées, dispersées aux quatre vents par la précarité, chacun essaye de survivre de son propre côté.
Des foules de travailleurs sans logement fixe, hommes, femmes, enfants mélangés, se déplacent d’un carreau de charbonnage à l’autre, d’un faubourg au suivant, à la recherche d’un travail. Ils n’ont pas de droits, pas de domicile, pas de famille ni connaissance vers qui se tourner : ils vivent comme des émigrés dans leur propre pays.
Bien loin de leur venir en aide, les travailleurs des corporations sont horrifiés par cette masse qui accepte de travailler non pour un bol de riz, mais « de patates » (cf le tableau célèbre de Van Gogh). Les artisans des corporations se sentent désarmés par cette concurrence. Évidemment, cela facilite aux patrons l’exploitation des travailleurs non organisés.
Aucune loi ne les protège de la rapacité patronale, ni sur le travail des enfants, ni sur la longueur de la journée de travail, ni sur les salaires, les conditions de travail, etc. Dans les mines, entre 1831 et 1855, on enregistre 3 569 tués. Dans les années 1840, un docteur relève qu’à la bataille de Waterloo, le risque de mortalité était de 1 pour 30, alors qu’il est de 1 pour 25 pour les travailleurs à Nivelles.
Toute cette situation ressemble beaucoup à ce qu’on peut observer aujourd’hui en Chine : les jeunes filles qui travaillent dans les usines Nokia, les ouvriers des chantiers de construction des Jeux Olympiques, entre autres, sont pour la plupart issus des campagnes, sans droits, ni syndicats, sans papiers, bien souvent. Cela est vrai aussi en Inde, au Maroc, en Turquie…
Alors, imparable cette concurrence ?
1860-1870 : l’Association Internationale des Travailleurs
C’est ce que laissent entendre aujourd’hui les organisations syndicales, qui se prétendent impuissantes face à un capitalisme « mondialisé ». Et pourtant, dans cette Belgique de 1860, qui ressemble par bien des aspects à la situation en Chine aujourd’hui, la solution va venir des syndicats des autres pays. Les idées, les perspectives, les méthodes de lutte vont venir des ouvriers les plus organisés et les plus politisés des autres pays ; surtout du prolétariat anglais.
L’Angleterre de l’époque est la première puissance du monde, c’est le pays le plus industrialisé. La classe ouvrière anglaise y a déjà une longue tradition de lutte derrière elle. Elle commence à s’organiser dans des syndicats modernes et à arracher des concessions à sa bourgeoisie. Alors, les patrons anglais menacent ces travailleurs organisés et combatifs de délocaliser leur industrie (comme Cokerill), ou bien ils font venir des travailleurs… de l’est, des pays à bas salaires, comme la Belgique.
« Chaque fois que nous essayons d’améliorer notre situation au moyen de la réduction de la journée de travail ou de l’augmentation des salaires, les capitalistes nous menacent d’embaucher des ouvriers français, belges ou allemands pour un prix moins élevé. Cette menace est souvent mise à exécution. » Voilà le constat que pouvait faire George Odger dirigeant trade-unioniste et membre de l’AIT, dans l’Adresse aux ouvriers français qu’il rédigea au nom des travailleurs syndiqués de Londres.
Mais ces dirigeants ouvriers-là n’étaient pas du style à lever les bras au ciel ou à réclamer des lois contre la concurrence des autres pays : « La faute n’en est certes pas aux camarades du continent, mais exclusivement à l’absence de liaisons régulières entre les salariés des différents pays. Mais cette situation prendra bientôt fin, grâce à nos efforts pour arriver à mettre les ouvriers mal payés au même niveau que les autres. »
Ces syndicalistes anglais vont se lancer dans la construction d’un mouvement international, pour tenter d’apporter aux travailleurs des pays « concurrents », leurs expériences syndicales, leurs principes, leurs méthodes de lutte, et même souvent leur soutien matériel. Ce mouvement, ils le fondent à Londres en 1864 (Association Internationale des Travailleurs), et pour les épauler, ils recrutent un immigré, un réfugié politique qu’ils jugent du côté des travailleurs : Karl Marx.
Quand on regarde leur tentative aujourd’hui, on se demande par quel miracle ils ont réussi, car la situation était au moins aussi difficile qu’aujourd’hui. Pourtant, il n’y pas de miracle : les dirigeants syndicaux anglais se sont donné les moyens d’atteindre leur but. Les patrons anglais les menaçaient, faisaient du chantage à l’emploi ? Ils ont répondu du tac au tac en entraînant des centaines de milliers de travailleurs anglais dans des grèves de masses.
Toute la presse européenne se faisait l’écho des grèves, des manifestations monstres de 1867 en Angleterre, qui ont fait reculer le patronat.
C’était si impressionnant, que dans tous les pays européens, il se trouvait des centaines d’individus pour oser se dire, eux aussi, « Internationalistes » et s’adresser aux travailleurs sur base des idées de l’AIT : « travailleurs de tous les pays, unissez- vous ».
Reprenant les analyses des ouvriers anglais, ils expliquaient aux membres des corporations, qui regrettaient le « bon vieux temps d’avant les machines » : « regardez, le monde a changé, l’économie est devenue mondiale ». Les petits patrons de naguère sont de plus en plus remplacés par une classe capitaliste, qui n’est plus liée à un pays ou à un secteur économique, mais qui investit ses capitaux là où c’est le plus profitable, en jouant sur la concurrence entre travailleurs et en organisant ses affaires à l’échelle internationale. Face à ces capitalistes, les travailleurs eux aussi ne forment désormais qu’une seule et même classe internationale, ayant le même intérêt, indépendamment de leur nationalité ou de leur métier’.
Jamais les travailleurs belges, ni les membres des corporations, ni le prolétariat écrasé des grandes usines, n’avaient encore entendu de telles idées. Les militants de l’AIT en Belgique sont rapidement entourés de dizaines de nouveaux amis, des travailleurs avides de comprendre et qui reprennent à leur tour ces idées. Les meetings ramènent des centaines de personnes, les manifestations des milliers.
« Dans les années 1867-1869, on assiste en Belgique à un extraordinaire développement de la conscience ouvrière, de même qu’à celui des capacités organisationnelles du prolétariat. »
En effet, en 3 ans, le nombre de travailleurs affiliés à l’AIT en Belgique, atteint 70 000 adhérents. Il y a 42 sections de l’AIT dans la région de Charleroi, 10 dans le Borinage, 7 dans le Centre, 10 à Bruxelles… Chose remarquable : c’est parmi les simples ouvriers d’usine, sans tradition ni organisation, analphabètes bien souvent, que les idées modernes de l’AIT progressent le plus vite.
Un historien raconte :
« Sa propagande (de l’AIT) fait prendre conscience aux mineurs, non seulement de l’identité de leur condition sociale, de la similitude de leur exploitation, mais aussi de la solidarité profonde qui les lie à l’ensemble des ouvriers du pays et même d’Europe… ».
« Les mouvements n’éclatent plus seulement à la suite de brimades patronales, mais sont étroitement liés à la conjoncture économique. À côté des grèves défensives, éclatent des grèves d’un type nouveau, offensives cette fois. Au moment où la conjoncture économique s’améliore, les mineurs prennent les devants et arrêtent le travail dans l’espoir de récolter les fruits »
Quoi d’extraordinaire dans ces luttes offensives pour les salaires ? Eh bien, qu’avant, il n’y en avait pas. Depuis la création de la grande industrie en Belgique (1820), il n’y avait jamais eu de grèves pour augmenter les salaires. Pour qu’elles soient possibles, il a fallu un profond changement dans la conscience des travailleurs : en premier lieu que si c’est le patron qui leur paye un salaire, sa richesse vient de leur travail à eux, et que réclamer une augmentation, c’est réclamer un dû. Et que pour obtenir ce dû, il faut créer un rapport de force, par une lutte commune, qui rassemble tous les travailleurs, dont le niveau de vie, de salaire, sont liés.
Ce sont donc des idées politiques, sur la société, sur l’économie, qui sont à l’origine de l’essor des luttes syndicales, même celles qui sont menées dans une seule entreprise.
Cet essor des organisations ouvrières avec l’AIT est fragile : après la défaite de la Commune de Paris (1871), et la répression policière contre les travailleurs qui s’en suit dans toute l’Europe, toutes les sections de l’AIT en Belgique disparaissent (ailleurs aussi).
Mais en réalité, les choses ont profondément changé. L’AIT a créé une génération de militants ouvriers conscients et politisés, et au-delà, généralisé une conscience de classe à de très larges fractions des travailleurs.
Partout renaissent des associations qui s’efforcent de regrouper les travailleurs de l’industrie : des syndicats notamment, mais aussi à travers des mutuelles, des coopératives d’achats.
Au sein des vieilles organisations corporatistes, on assiste alors à des bagarres, des empoignades, « des haines de Chinois », qui opposent ceux qui veulent rester fidèles aux perspectives de classe de l’AIT et ceux que ces militants ouvriers appellent avec mépris des « aristocrates », des ouvriers très qualifiés et plus individualistes, qui tiennent à leur position à part. Les associations de métiers s’affaiblissent, et l’idée d’un grand rassemblement des travailleurs fait son chemin.
1880-1913 les partis ouvriers organisent les masses
Cette combativité des travailleurs, leur intérêt pour les idées concernant la société et la politique, va attirer vers eux de nombreux militants issus de la gauche des partis bourgeois, surtout du parti libéral. Ce sont des démocrates, des anticléricaux, des républicains,… choqués par ce qu’on appellerait aujourd’hui la « mondialisation », par l’évolution de cette société où le nombre de pauvres s’accroît malgré l’augmentation des richesses, où la concurrence fait rage et ruine les petites entreprises, où l’économie est paralysée par des crises, etc.
Ils sont séduits par les idées socialistes qui leur apportent une explication cohérente de ces phénomènes absurdes et surtout, ils pressentent dans la classe ouvrière une force de mobilisation et de pression qu’ils pourraient opposer à cette évolution sociale qu’ils jugent néfaste. Jaurès, Vandervelde, Kautsky, sont les représentants les plus connus de cette vague de militants petits-bourgeois attirés vers le mouvement ouvrier.
Cela n’en fait pas des révolutionnaires, au contraire, ils espèrent pouvoir canaliser l’énergie de la classe ouvrière pour éviter que les conflits sociaux ne dégénèrent en une confrontation violente entre les classes sociales, ils veulent éviter une révolution.
Ils misent sur une conquête pacifique du pouvoir législatif et gouvernemental pour faire triompher leurs idées. Pour cela ils se rendent compte que des mouvements de pression sur la classe dominante sont nécessaires, quitte à sortir de l’action parlementaire et légale, mais dans la perspective d’obliger les gouvernants à faire des concessions, pas de les renverser.
Mais, à la différence des mouvements réformistes d’aujourd’hui, les alter mondialistes, les écologistes, etc., ils ne se contentent pas de discours appelant les dirigeants à « devenir enfin raisonnables », non, eux n’hésitent pas à aller organiser les masses, et pour y arriver, à reprendre à leur compte les revendications basées sur les intérêts matériels, sociaux, politiques, des pauvres.
C’est sous cette impulsion que vont apparaître, dans tous les pays d’Europe, des partis ouvriers de masse. En Belgique, c’est en 1885 que sera fondé le Parti Ouvrier Belge. Le choix des dirigeants du POB est de gagner une influence politique sur les travailleurs en les liant au parti par toutes sortes d’organisations qui correspondent à leurs besoins immédiats : mutuelles d’assurance contre les maladies, la vieillesse ; coopératives d’achat, pour se procurer une nourriture moins chère et de meilleure qualité…
Par un travail méthodique et systématique, ils vont s’efforcer de généraliser ce type d’organisation, avec succès. Les travailleurs rejoignent ces mutuelles, ces coopératives, et l’importance que prennent ces organisations dans leur vie quotidienne alimente en retour une confiance politique à l’égard du POB.
Mais ces militants réformistes ne vont pas s’arrêter là. Pour gagner de l’influence parmi les ouvriers de la grande industrie en Wallonie, chez qui l’AIT a implanté une tradition de luttes syndicales, les dirigeants du POB vont s’efforcer, de façon volontariste, de créer et développer des syndicats modernes. En 1898, est fondée la « Commission syndicale » du POB, dont la tâche expresse est d’organiser les travailleurs dans des syndicats stables (qui durent plus que quelques années comme c’était souvent le cas), qui s’adressent aussi aux travailleurs du rang, pas seulement aux qualifiés.
Les militants de toutes les organisations du POB sont mis à contribution pour soutenir les mouvements de grévistes. Aujourd’hui, au mieux de sa forme, l’extrême gauche rassemble quelques individus pour aller soutenir les travailleurs à un piquet de grève. Mais à l’époque de la naissance du parti ouvrier, ce n’étaient pas ‘quelques individus’, mais des centaines de militants, des milliers de sympathisants…Et des militants qui étaient aussi souvent les organisateurs de coopératives, capables de mobiliser des moyens impressionnants, d’obtenir un large soutien matériel et moral de la part des autres travailleurs à l’égard de ceux qui étaient en lutte.
Ce travail d’organisation des travailleurs dans des syndicats porte des fruits. En 1910, l’effectif des syndicats regroupés par la Commission syndicale atteint presque 70 000 syndiqués, soit 7% des salariés. Un chiffre modeste par rapport à l’ensemble des travailleurs : la Belgique était alors l’atelier industriel de l’Europe et comptait des centaines de milliers d’ouvriers d’usine. Mais il faut tenir compte de ce que l’affiliation à un syndicat était, de la part des travailleurs, un acte militant qui devait braver la loi (art 390 du code pénal contre les grèves) et surtout la répression patronale.
Les Fédérations de métiers, issues des traditions corporatistes, cèdent lentement la place à une conception moderne du syndicalisme, s’efforçant de grouper et d’organiser tous les travailleurs présents dans l’entreprise, indépendamment de leurs qualifications.
A la base du succès de ces nouveaux syndicats, il y a bien sûr le travail des militants socialistes, mais aussi la réalité objective du fonctionnement du capitalisme industriel lui-même. Le capitalisme rassemble les travailleurs dans des usines et les pousse à collaborer entre tous les métiers dans la production. Ceux qui espèrent s’organiser à part grâce à leur qualification particulière sont tôt ou tard rattrapés par le bouleversement des techniques, qui remplace ou change les qualifications nécessaires.
C’est donc le choix politique de militants socialistes de militer dans la classe ouvrière pour y systématiser les perspectives d’organisation et de lutte commune, qui a donné naissance à des syndicats où les travailleurs n’étaient plus divisés par métiers, ou entre qualifiés et non qualifiés.
Changement dans la politique de la bourgeoisie et développement des appareils
Les patrons face à l’organisation des travailleurs
Comment les patrons réagissent-ils face à cette multiplication d’organisations ouvrières ? Dans leur grande majorité, ils y sont profondément hostiles. Même les organisations mutuelles et coopératives, ils les soupçonnent d’être « des écoles du socialisme » et surtout, des caisses de grèves dissimulées. Il est vrai que l’activité du POB leur a montré que ce n’était pas tout à fait faux. Alors bien sûr, les syndicats sont tout simplement considérés comme un rassemblement illégal qui porte atteinte à leur « liberté d’entrepreneurs ».
Il va sans dire que les patrons ne reconnaissent ni organisations syndicales, ni délégués, ni porte-parole du personnel, ni quoi que ce soit. L’affiliation à un syndicat est dans ces conditions un acte secret, les syndicats demeurent des organisations clandestines, qui dissimulent leurs adhérents, leurs caisses de grève, et qui n’ont aucune existence légale.
Dans cette situation, les syndicalistes n’arrivent à se maintenir dans les usines que sur la base d’un rapport de force, qu’ils créent en militant, en gagnant la confiance et le soutien de leurs collègues, même non syndiqués.
Bien entendu, cela ne suffit pas toujours, et les patrons profitent des reculs, des grèves défaites bien souvent, « pour faire le ménage ». Le Livret ouvrier est toujours une menace suspendue au-dessus de la tête de tout militant syndicaliste, malgré les nombreux mouvements de grèves, d’émeutes même, par lesquelles les ouvriers tentent de s’y opposer.
Cependant, dans l’espoir de retenir les ouvriers attirés par les organisations socialistes, les patrons acceptent de financer de plus en plus souvent les associations charitables mises sur pied par l’Eglise catholique. Ces associations n’avaient pas vraiment de succès auprès des travailleurs, qui trouvaient humiliant d’accepter de la soupe et de vieux vêtements de vieilles bigotes bien nourries.
Mais le financement de ces œuvres de charité servait au moins à éduquer les patrons à la nécessité de consacrer une certaine fraction de leurs bénéfices sous forme de secours social, pour modérer la lutte des classes. Et la leçon n’allait pas être perdue…
Mais tous les capitalistes ne se laissent pas aveugler par l’hystérie anti-socialiste. Certains, parmi les plus puissants, les plus influents, sont tout à fait capables de juger lucidement les organisations réformistes et leurs chefs, dont les objectifs (le suffrage universel, les droits syndicaux) n’ont rien de radicaux. Et ces bourgeois-là comprennent que le POB pourrait servir d’instrument de contrôle de la classe ouvrière, si la situation le nécessitait.
C’est pourquoi par exemple, en 1911, Ernest Solvay, grand patron de la chimie, a subventionné (1 millions de francs) la fondation de l’Institut d’éducation ouvrière, école de formation des cadres du POB. C’est pourquoi encore, le banquier Emile Francqui a « généreusement » soutenu la grève générale de 1913 pour le suffrage universel par un gros chèque au POB. Ces capitalistes étaient portés aux nues par les dirigeants du POB, qui les qualifiaient de « patron social » et les montraient en exemple.
Eh bien, c’est justement ce type de « patron social » qui va instrumentaliser le parti et les syndicats ouvriers.
Car de nouvelles circonstances vont en effet obliger la bourgeoisie à changer de politique à l’égard des organisations ouvrières, et en particulier à l’égard des syndicats.
1914-1920 L’expérience de la collaboration de classe
Ces circonstances, c’est la guerre de 14-18, et pour les comprendre, il faut dire un mot sur la situation politique et économique de la Belgique à cette époque.
La guerre est déclarée le 4 août, et le territoire belge est envahi en 21 jours. Les capitalistes belges voient leurs usines et leurs possessions coloniales menacées non par les ouvriers, mais par leurs rivaux capitalistes allemands : en septembre 1914, le chancelier allemand, Bethmann-Hollweg établit un projet d’annexion du Congo belge.
D’autre part, l’autorité d’occupation va développer une « flamenpolitik », une politique de soutien aux mouvements nationalistes flamands, dans le but de provoquer une scission de la Belgique et d’annexer la Flandre.
La bourgeoisie belge, encore largement dominée par les familles d’industriels et de financiers francophones, se voit directement menacée par cette volonté de l’impérialisme allemand.
Ceci explique que les capitalistes belges vont, dans leur très grande majorité, refuser de collaborer économiquement à l’effort de guerre allemand, et mettre leurs usines en chômage.
Encore faut-il que cette décision ne se retourne pas contre eux. Toute l’économie est rapidement paralysée, et les ouvriers restent sans travail.
Dans les régions urbaines et industrielles du sud, peu nombreux sont ceux qui peuvent se tourner vers une famille à la campagne ou vivre d’un potager. Une situation de famine s’installe dès l’automne 1914.
Pour éviter que la colère contre le chômage et la famine ne se retourne contre les capitalistes belges, les leaders de cette classe vont prendre en main l’organisation du ravitaillement des familles ouvrières.
Dès septembre 1914, Ernest Solvay, qui était un des patrons les plus influents du pays, entreprend dans ce but de créer un Comité National de Secours et d’Alimentation, qui va rapidement devenir le véritable gouvernement de la Belgique occupée.
Mais pour que cette manœuvre réussisse, il faut encore, pour les patrons, couper court à toute critique, à toute force d’opposition au sein de la classe ouvrière.
Émile Franqui va choisir alors de s’appuyer sur les organisations ouvrières et en particulier, sur les syndicats. Franqui, futur gouverneur de la Société Générale, est le représentant du capital financier, qui domine déjà tous les secteurs du capitalisme industriel et commercial. Il est donc en mesure de déterminer une politique, et d’y entraîner le patronat.
Franqui a vu le POB choisir « l’union sacrée » avec sa propre bourgeoisie, contre « l’agression allemande », il a vu Emile Vandervelde et Louis De Brouckère entraîner les travailleurs belges à la guerre contre les travailleurs allemands, en dépit de toutes les anciennes proclamations internationalistes et anti-militaristes des socialistes.
Pour Franqui et ses semblables, il s’agit d’une démonstration politique, la démonstration qu’il est possible de s’appuyer sur le parti réformiste et les organisations syndicales qui en dépendent. Franqui convainc Albert Ier d’intégrer des ministres socialistes dans son gouvernement d’Union Sacrée, pour continuer la guerre contre l’Allemagne.
Et pendant ce temps, lui, dans la Belgique occupée, il va utiliser les organisations syndicales comme réseaux de distribution et de répartition de l’aide alimentaire aux travailleurs.
Voilà ce qu’est l’intelligence politique ! Comment répartir une quantité nettement insuffisante de nourriture, de vêtements et de charbon à une population en train de crever de faim ? Faites-la distribuer par ses porte-parole, par les meneurs, par les opposants habituels…. Quand ils seront mouillés dans la combine, qui va vous critiquer ?
La distribution de cette première forme d’allocation de chômage en Belgique, va se faire par l’intermédiaire des organisations syndicales, ce qui pousse les travailleurs à s’affilier.
Ce n’était pas une obligation légale, mais discrètement, les pouvoirs publics avaient réduit le nombre d’organismes de paiement officiel des allocations de chômage, pour encourager les travailleurs à s’affilier aux syndicats.
Un journal libéral rappelait avec amertume, en 1924 : « On sait que c’est le Gouvernement de l’Union sacrée qui a poussé les ouvriers dans les syndicats en subordonnant à l’affiliation syndicale l’octroi des allocations (de chômage) ».
Les effectifs syndicaux vont dès lors gonfler rapidement, et compter des centaines de milliers d’affiliés mais, évidemment, non plus sur la base d’un regroupement en vue des luttes, mais comme une adhésion à un organisme d’assistance sociale.
Toute cette situation entraîne une profonde confusion, un recul de la conscience au sein des organisations syndicales. Les responsables syndicaux se retrouvent sans activités militantes, au milieu de l’inactivité forcée qui empêche les travailleurs de se rassembler et de lutter au coude à coude. Dans cette situation de crise et de famine provoquée, dans l’esprit de ces syndicalistes, par l’occupation allemande, les voilà invités, par les patrons de leurs localités, à venir réceptionner des tonnes de colis d’aides et à assurer leur répartition entre les familles populaires. Les patrons les invitent à leurs tables, où l’on sert le beurre et le café du marché noir, les traitent comme des égaux, « des partenaires », les flattent habilement.
A l’égard des travailleurs qui dépendent de l’aide, ces syndicalistes deviennent évidemment des personnages tout-puissants, que personne n’a envie de contrarier.
Et bien sûr, au bout de quelques années dans ces terribles circonstances, où chacun voit dépérir ses enfants, les familles des syndicalistes sont les mieux nourries et leurs maisons sont les mieux chauffées.
C’est durant cette situation de crise terrible, qui va durer quatre longues années, que va se former, ou plutôt se déformer, une nouvelle génération de cadres syndicaux, éduquée ainsi aux avantages de la collaboration de classe.
C’est cette génération qui sera aux commandes des organisations syndicales durant les vingt années suivantes.
1918- 1921 : des concessions devant la révolution
La fin de la guerre ne va pas signifier la fin des problèmes pour la bourgeoisie belge. À la suite de la révolution russe de 1917, une montée révolutionnaire va gagner toute l’Europe, et durant quelques années, de 1918 à 1922, la bourgeoisie va craindre l’extension de la révolution à d’autres pays.
En 1918 , révolution en Finlande ; en 1918-1919, en Allemagne, en Hongrie, insurrection ouvrière à Vienne, en Autriche ; en 1921, échec du putsch de Kapp en Allemagne ; 1921-1922, grèves insurrectionnelles en Italie. Dans tous les autres pays, ces événements entraînent une radicalisation des masses, un élan d’une majorité des salariés vers les organisations syndicales pour y mener des luttes revendicatives, et dans quelques pays, la formation de partis communistes révolutionnaires de masse.
Cet afflux vers les partis et syndicats socialistes va aussi se produire en Belgique. Il y a bien sûr le désir de bénéficier de l’assurance chômage qu’offrent les organisations syndicales en Belgique pour des raisons que nous connaissons déjà. Mais il y a aussi la volonté d’arracher une amélioration générale de son existence par les luttes. En 1920, la Centrale des Syndicats Chrétiens, qui attire les travailleurs les moins conscients et les moins combatifs compte 160 000 affiliés contre 700 000 pour les organisations syndicales liées au POB.
Le secrétaire général de la CSC de l’époque, Henri Pauwels, raconte que « on sentait partout un afflux vers les organisations socialistes que rien ne semblait pouvoir arrêter ».
Les travailleurs belges, gagnés par ce climat revendicatif, se lancent dans des grèves importantes : en 1918 au port d’Anvers, en 1919-1920, dans la métallurgie, les mines, et bien d’autres secteurs.
Durant toute cette période, les capitalistes belges vont davantage craindre pour leurs usines que pour leurs marges bénéficiaires. C’est pourquoi ils vont accepter que le gouvernement s’efforce d’apaiser la situation sociale en accordant une série de concessions politiques et économiques à la classe ouvrière : le suffrage universel, la journée des huit heures, la construction de dizaines de milliers de logements à bon marché, l’impôt sur le revenu (pour faire contribuer les riches, au lieu de reposer uniquement sur la taxation de la consommation populaire), etc.
Mais aussi l’abrogation de l’article 310 du Code Pénal, restreignant le droit de grève. Sur base de cette loi, un juge pouvait envoyer un gréviste en prison pour un regard jugé menaçant à un jaune. Avant la guerre, chaque année, des centaines de poursuites judiciaires et d’enfermements avaient lieu pour infraction à l’article 310.
Mais alors que les ouvriers se battaient les armes à la main à Berlin, à Vienne, à Turin, les tribunaux redoutaient qu’en appliquant la loi, ils ne poussent à transformer des luttes économiques en luttes politiques. Or, à quoi sert une loi que vous craignez de faire appliquer ? Pour que « force reste à loi », …le plus simple est de la supprimer !
D’une façon plus générale, les responsables politiques de la bourgeoisie veulent créer l’illusion, parmi les travailleurs, que l’ancien temps ne reviendra plus, que désormais les travailleurs ont des droits, à égalité avec les patrons.
Il y a le droit de vote aux élections bien sûr. Mais ce n’est pas tout. En Russie, puis en Allemagne, se sont généralisés les conseils ouvriers, par lesquels les travailleurs des grandes et même moyennes entreprises tentent d’imposer un contrôle sur le fonctionnement de leurs boîtes et sur les choix des directions, qui engagent leurs vies, leurs salaires…
Ces exemples frappaient vivement les esprits des travailleurs des autres pays, dont la Belgique.
En outre, la révolution russe et la propagande de l’Internationale Communiste, ont contribué à faire largement prendre conscience aux travailleurs, que la guerre, comme les crises industrielles et économiques, sont les conséquences du fonctionnement même du capitalisme, et qu’on ne peut y mettre un terme qu’en mettant tout l’appareil économique sous le contrôle de la population.
Et à l’époque, ce ne sont pas que des mots.
En Allemagne, dans la Ruhr, toute proche de la Belgique, des Comités d’ouvriers, représentant des dizaines de milliers de mineurs, tentent même d’augmenter et de contrôler la production du charbon, pour pallier à la pénurie créée par la crise économique et le sabotage des patrons. C’est un des nombreux exemples par lesquels la perspective de la socialisation des moyens de production est popularisée parmi les travailleurs d’Europe, et forcément aussi en Belgique.
Alors, plutôt que d’attendre que les travailleurs suivent ces ‘mauvais exemples’ à travers des luttes, les dirigeants politiques au service de la bourgeoisie vont eux- mêmes créer des organismes qui copient ces conseils ouvriers, ce contrôle de la population sur le fonctionnement de l’industrie et l’économie.
Et pour éviter que les travailleurs ne se mêlent directement de ce qui les regarde, ces responsables bourgeois vont y associer les appareils syndicaux.
À partir de 1919, le ministre socialiste, Joseph Wauters, va pousser le patronat à accepter la mise en place de Conseils d’entreprises, réunissant les patrons avec des permanents syndicaux ; puis « les Commissions paritaires », regroupant patrons et syndicats par branche d’industrie, pour conclure des « Conventions collectives » sur la progression des salaires et l’amélioration des conditions de travail, en échange de « la paix sociale ».
Avec quel type d’arguments les dirigeants réformistes s’efforçaient-ils de convaincre les patrons de tolérer ces nouveaux rôles des organisations syndicales ?
« Il faut espérer que les employeurs comprendront qu’ils ont intérêt à voir se développer la puissance des syndicats qui servent à canaliser le torrent. Ils empêchent que les revendications se fassent jour d’une manière violente, risquant de désorganiser le pays »
Emile Vandervelde Aux responsables syndicaux, ils tenaient un langage tout aussi explicite :
La fonction du chef syndical « n’est plus de faire mettre en grève. Cette fonction appartient au passé. Aujourd’hui, le grand souci du dirigeant syndical est sinon d’empêcher les grèves, du moins de les organiser, quand ce n’est pas possible d’en faire l’économie »
Henri De Man
Pour susciter l’espoir, et une attente pacifique, parmi les travailleurs, les premières conventions collectives de 1920 promettent beaucoup : fixation d’un salaire minimum, la liaison du salaire à l’index, la diminution de la durée du travail, des congés, des allocations familiales, des indemnités en cas d’accidents de travail,…
Mais toutes ces réformes, expliquent les dirigeants socialistes, ne peuvent être imposées que graduellement, pour laisser du temps aux entrepreneurs…
Mais par contre, ce qui n’attend pas, c’est le soutien de l’Etat aux appareils syndicaux. En 1920, le gouvernement crée un Fonds National de Crise, pour alimenter les caisses d’allocations de chômage des organisations syndicales. C’est, en fait, un financement indirect de l’influence des syndicats sur les travailleurs, et un financement aussi d’un appareil syndical de plus en plus gros, constitué non de militants, mais de salariés syndicaux, salariés disciplinés par rapport à leurs employeurs, les grands dirigeants syndicaux. L’Etat prend aussi en charge une fraction substantielle du financement de l’activité des permanents syndicaux qui s’investissent dans les organismes paritaires.
Toutes ces « avancées syndicales » contribuent au développement spectaculaire d’une large couche de fonctionnaires syndicaux, détachés du travail en usine et des dures conditions d’existence des ouvriers. Une couche très consciemment attachée à la défense des organismes de conciliation sociale qui la font vivre.
Ces cadres et responsables syndicaux doivent constamment s’opposer aux grèves, nombreuses, qui éclatent en dehors de leur contrôle, et qu’ils dénoncent comme « sauvages ». Ils développent une profonde aversion pour les idées de lutte des classes, envers la révolution et les communistes.
Mais leur bonne volonté de se mettre au service des patrons pour maintenir la paix sociale ne va pas être récompensée comme ils l’auraient voulu.
Après la prise du pouvoir par Mussolini en Italie en 1922, les capitalistes belges se sentent rassurés par l’éloignement d’une révolution en Europe, et ils redeviennent offensifs sur le plan économique contre la classe ouvrière. L’application de la journée des 8 heures est remise en cause, comme toutes les belles promesses des Conventions collectives.
Les organismes de la collaboration de classe, dont le fonctionnement représentait toute l’ambition de la bureaucratie syndicale, restent des coquilles vides, tranquillement dédaignées par les patrons. Du moins jusqu’en 1936 lorsque, effrayés par la montée des luttes, les patrons reviendront précipitamment s’asseoir au siège des organismes de collaboration avec les syndicats.
1921-1939 Les militants « luttes de classe » et la bureaucratie réformiste
Regroupement autour des communistes
Au regard de l’évolution des syndicats, on peut se demander ce qu’étaient devenus tous ces militants ouvriers formés à l’école de la lutte de classes ? Et bien, leurs traditions n’avaient pas entièrement disparu. L’évolution à droite des syndicats et du Parti Ouvrier, l’exemple des trahisons et de la corruption écœurante des permanents, poussaient les militants les plus conscients vers l’extrême gauche.
Un exemple de cette évolution, c’est Julien Lahaut. En 1921, c’était encore un syndicaliste, permanent à la Centrale des Métallurgistes de Liège et membre du POB. C’est en prenant la direction d’une grève au complexe sidérurgique d’Ougrée-Marihaye, qu’il va se retrouver aux prises avec son propre appareil. Pour casser la grève, qui a duré 9 mois, les dirigeants syndicaux n’ont pas reculé devant l’emploi de méthodes crapuleuses, comme l’envoi de provocateurs armés au piquet de grève pour y provoquer des incidents, ce qui mènera Lahaut en prison.
Quelques centaines de militants et de dirigeants ouvriers qui, à l’exemple de Julien Lahaut, refusaient de plier l’échine devant ce genre de méthodes, ont choisi de rejoindre le jeune Parti Communiste, créé en 1921.
Quelques centaines, c’est-à-dire rien en regard des milliers de militants fidèles aux directions réformistes, rien par rapport aux centaines de milliers d’ouvriers d’usine. Et pourtant, c’est à partir de cette base-là que va se développer une opposition « lutte de classe » au sein des entreprises ; une opposition qui à travers des crises et des événements terribles, va finir par obtenir une influence considérable auprès des travailleurs.
Après 1923, le recul de la combativité et la passivité politique des travailleurs va laisser les militants communistes isolés, sans prise sur les événements. Ils en profitent pour consolider une organisation de lutte, vouée au travail militant dans les entreprises, à contre-courant de l’évolution des autres organisations socialistes, et notamment des organisations syndicales. Celles-ci deviennent de plus en plus des appareils de gestionnaires, subventionnés par les communes, les provinces, les gouvernements où siègent les socialistes.
La crise radicalise les masses
Mais la crise de 1929 va créer, en l’espace de quelques années, une situation sociale et politique qui va changer profondément les possibilités d’intervention des militants ouvriers.
Lorsque la crise atteint la Belgique, au début de 1930, le chômage et la misère s’abattent massivement sur les travailleurs.
Le gouvernement tente de lutter contre la crise par une politique de « déflation compétitive », c’est-à-dire une baisse des prix censée rendre des parts de marchés aux entreprises belges.
Les organisations syndicales sont conviées par les fédérations d’employeurs à convenir « d’un commun accord » de baisses de salaires. Ces comités patrons-syndicats siègent par branches : métallurgie, mines, commerce, transport…
Bien sûr, tout le sport de ce petit jeu consiste pour le patronat à obtenir des baisses de salaires plus importantes que les baisses des prix à la consommation.
A chaque nouvelle réunion sectorielle, nouvelle baisse des salaires : évidemment les commissions siègent de plus en plus souvent, tous les mois en 1931, puis tous les 15 jours, puis toutes les semaines en 1932.
Au début, les travailleurs sont abattus par la succession des faillites ou des mises en chômage économique. Toutes les entreprises, dans tous les secteurs, sont atteintes.
Le POB obtient au Parlement une mesure pour que le travail restant (et donc le salaire) soit partagé « équitablement » entre tous. Après les baisses du salaire horaire, vient le raccourcissement des semaines travaillées et payées… La semaine de 5 jours, celle de 4, puis celle de 3. Mais on a faim 7 jours sur 7.
D’où viendra la réaction ? Les dirigeants des organisations syndicales expliquent qu’il n’y rien à faire, qu’à attendre la reprise. Les travailleurs sont hébétés, abattus par le spectacle de la faim dans leur famille.
Au sortir de l’hiver 1932, les travailleurs du charbonnage du Levant à Mons (Wasmes) se révoltent contre les coups des contremaîtres. Un geste de désespoir. Mais il se trouve parmi eux des militants communistes pour donner des perspectives. Il faut aller au carreau de mine voisin pour appeler les cousins, les oncles, les amis à sortir. La grève se propage comme une traînée de poudre ; le Borinage à l’arrêt, elle gagne La Louvière. Des milliers de grévistes s’assemblent sur la place Mansart.
Un homme monte au balcon de la maison du peuple : « Il faut 1000 cyclistes pour aller demain à Charleroi ». Le lendemain, le cortège se met en route, racontant, expliquant, convainquant partout. La grève s’étend à tout le Hainaut.
Les dirigeants syndicaux, les journalistes de la presse socialiste, les élus du POB, sont médusés. D’où viennent cette énergie, ce sens de l’initiative, cet esprit de suite dans l’action qui se sont emparés de « cette jeunesse qu’on est plus habitué à voir traîner du côté des terrains de sport que dans les réunions syndicales » ?
« Les communistes, s’étranglent les dirigeants syndicaux, forment des comités de grèves auxquels participent mêlés des mineurs, des métallurgistes, et même des non syndiqués ! » Des non syndiqués ! Sacrilège suprême pour ces bureaucrates…
La perspective des militants communistes est en effet de miser sur le dépassement des cloisons syndicales traditionnelles, d’organiser tous ceux qui veulent prendre en main la réalisation des objectifs qui leur semblent nécessaires à la grève.
Finalement, malgré un début d’extension à Liège, la grève s’éteindra sans avoir obtenu autre chose qu’un ajournement des nouvelles baisses de salaires. Mais les militants communistes ont cessé d’être des inconnus pour des milliers de travailleurs, qui ont vécu une expérience de lutte qui a changé leur conscience.
Durant les années suivantes, ce genre d’expériences va se répéter, à plus petite échelle mais de nombreuses fois. Lors de ces grèves, les dirigeants syndicaux réformistes sont dépassés. Ils vivent et travaillent loin des usines : ce ne sont pas des délégués élus, mais des permanents envoyés par leur appareil pour informer les travailleurs des décisions et des choix du syndicat.
Ils sont incapables de disputer aux militants implantés dans les entreprises la direction d’un mouvement. Leur seule arme, c’est l’exclusion systématique de tous ceux qui s’opposent.
Tout l’appareil syndical socialiste se réorganise en fonction de cette préoccupation. Depuis la motion Mertens de 1925, les statuts prévoient explicitement l’incompatibilité d’un mandat syndical et de l’appartenance au PC. Mais les militants communistes sont souvent des clandestins, leur étiquette politique n’apparaît que lorsqu’ils ont gagné le soutien des syndiqués et des travailleurs. Alors les bureaucrates trichent, changent les statuts et les règlements pour s’efforcer de garder le contrôle de l’appareil. Progressivement, les organismes centraux imposent le contrôle sur les Fédérations régionales et sectorielles, sur leurs caisses de résistance, le déclenchement et la fin des conflits, la désignation à des postes de responsabilités, etc. Cette réorganisation aboutit à la création de la CGTB, en 1937.
Mais ce n’est plus qu’une coquille à moitié vide. Dans ses mémoires, un de ces dirigeants réformistes, Jos Bondas, reconnaît que durant cette période : « l’exclusion des communistes et des syndicalistes combatifs a considérablement fragmenté et affaibli le syndicat dans de nombreux secteurs et régions ».
Ayant renoncé au soutien des travailleurs conscients et militants, l’appareil doit compter de plus en plus sur le soutien de l’Etat pour l’entretenir. Lors de débats internes du POB sur une éventualité de participation à des gouvernements de coalition avec les partis bourgeois, les dirigeants syndicaux tiennent systématiquement les positions les plus à droite, les plus participationnistes, tant ils comptent sur les subsides que pourraient leur obtenir des ministres socialistes.
Mais, malheureusement pour eux, cet Etat allait bientôt changer de politique à leur égard. Après une période d’amélioration économique au milieu des années 30, la crise recommence après 1937. Les milieux bourgeois ont vu les grèves de 1936, et le rôle influent qu’y ont joué les communistes, en Wallonie mais aussi au port d’Anvers, dans les industries à Alost et ailleurs. Ils craignent que la crise n’entraîne une radicalisation des masses contre lesquelles les appareils réformistes ne pourraient plus jouer leur rôle comme en 1920.
A quoi servent encore, pensent-ils, ces appareils syndicaux coûteux ? Il faut en finir avec eux et revenir sur toutes les concessions politiques et économiques faites aux travailleurs. Il faut mettre les ouvriers au pas, comme on l’a fait en Allemagne. « Monsieur le Chancelier Hitler » est un homme admiré et respecté par les milieux d’affaires. Les politiciens et les diplomates se découvrent germanophiles. La presse, les experts, vantent le ‘modèle social’ allemand « qui a donné un travail aux chômeurs ».
« Il faut un pouvoir fort ». Tel est l’état d’esprit qui se répand parmi les dirigeants. Le « pouvoir fort » va bientôt venir vers eux, en mai 1940. Face à cette évolution, que tout le monde peut mesurer dans la presse et à travers les déclarations des ‘décideurs’, les organisations réformistes sont paralysées, incapables de réagir et de trouver une issue.
Lorsque l’occupant nazi interdira toutes les organisations ouvrières en Belgique, dont, bien entendu, les syndicats, les dirigeants réformistes n’y opposeront aucune résistance dans le meilleur des cas, ou proposeront carrément de collaborer avec le nouveau régime à la mise en place de syndicats fascistes.
Et pourtant, malgré la dure réalité de cette situation, il faut retenir que les militants « lutte de classes », peu nombreux en 1921, ont en 1939 une implantation dans les grandes entreprises et un crédit auprès des travailleurs bien plus grands que lors de la montée révolutionnaire.
Eux ne vont pas disparaître et vont réussir à s’adapter à ces circonstances très difficiles. Nous verrons une prochaine fois comment ils vont réussir, malgré la guerre, l’occupation, la Gestapo, à reconstruire des organisations syndicales « luttes de classes », et comment les patrons et les dirigeants réformistes vont s’allier pour en reprendre le contrôle.
Suite page 2: Les syndicats en Belgique 2/3 1939-1943